Josette Torrent la perpignanaise :

à 12 ans j'étais résistante




Josette Torrent, plus jeune résistante de France : "Je cachais les messages à faire passer dans mon atlas de collégienne"

D'après un article rédigé par Juliette Hochberg 21/04/2023 (Marie Claire  > Société > Femmes engagées)


Josette Torrent

Elle est jeune collégienne lorsqu'elle remplace son père, résistant, pour une mission. Père et fille en mèneront de nombreuses autres ensuite. Dans "J'avais 12 ans et j'étais résistante" (Harper Collins), paru ce 20 avril 2023, et co-écrit par Johanna Cincinatis et Olivier Montégut, Josette Torrent retrace sa jeunesse hors-norme et offre une sépulture à ce parent mort en déportation. Rencontre.

Elle vient de célébrer ses 93 ans, mais Josette Torrent en a douze depuis huit décennies, et pour toujours. La regrettée Marceline Loridan-Ivens, survivante de Birkenau, le formulait ainsi : "Toute sa vie, on a l'âge de son traumatisme". Phrase inoubliable de l'un de ses récits, répétée à l'adolescente nonagénaire, qui acquiesce, dans un sourire ému.

Ce 19 avril 2023, elles sont toutes là à ses côtés pour l'encourager à témoigner : ses filles, ses petites-filles, et son arrière-petite-fille. "Le courage et la maturité" dont s'est armée son arrière-grand-mère dans sa jeunesse impressionnent Emma, 17 ans, prête à être le relais de cette mémoire dans quelques années.

Johanna Cincinatis et Olivier Montégut se tiennent aussi auprès de Josette, quelque peu secouée par l'exposition publique de ses souvenirs après presque une vie entière de mutisme. Avec elle, ces deux journalistes ont tissé de solides liens. Lors d'un tournage en 2021 d'un documentaire audio sur huit femmes pionnières du Sud-Ouest d'abord, puis lors de l'écriture de J'avais 12 ans et j'étais résistante, paru ce 10 avril 2023 aux éditions Harper Collins. Derrière ce récit puissant, plus romanesque qu'un roman historique : leurs quatre mains. Et leurs quatre oreilles, très attentives lors des nombreuses séances d'entretiens avec la pudique Josette.

Il faut rencontrer cette Perpignanaise pour réaliser à quel point leur écriture est fidèle à sa personne. À son verbe cash, ses expressions amusantes pour notre siècle, son regard d'enfant lorsqu'elle évoque son père. C'est à lui qu'elle dédie ce livre, pour lui qu'elle fut agente de liaison. La plus jeune de la France libre. Ce qu'elle nous livre est immense, et pourtant, qu'un aperçu de ce que contient son bouleversant témoignage relié. Interview.

Les premiers souvenirs de guerre

Marie Claire : Vous souvenez-vous du jour où les nazis sont entrés dans Saint-Malo, où vous vous viviez avec votre mère et votre petite-sœur ?

Josette Torrent : Évidemment. Je n'oublierai jamais ce jour de 1940. J'avais dix ans. C'était il y a plus de 80 ans. Pourtant, les bruits de leurs bottes et leurs chants en allemand résonnent encore dans ma tête. 

Ils étaient partout dans la ville, sur les remparts… J'allais à l’école avec un masque à gaz sous le bras, en cas de bombardement. Quand la sirène retentissait, je devais rapidement me cacher. Ce sont des souvenirs très marquants pour une enfant.

Un an auparavant, mon père avait quitté Saint-Malo pour le Sud libre, afin d'empêcher les Allemands de nous envahir. Pour "sauver la France", comme il me l'avait expliqué. À neuf ans, je me suis imaginée que la France était une personne qu'il fallait sauver d'un méchant. Alors, quand j'ai vu les méchants débarquer dans notre ville... Je l'ai très mal vécu.

Je n'avais jamais entendu ce mot-là, "résistance". Je croyais qu'il s'agissait du nom d'un nouveau magasin.

Puis, vous quittez la Bretagne pour rejoindre votre père. Sur la route de votre fuite interdite, vous sauvez l'argent de la famille grâce à votre poupon. Votre réel premier acte de résistance ?

C'est ce qu'on me dit ! [Elle rit.] Ma mère, ma petite-sœur et moi avons quitté Saint-Malo sans une valise, car nous n'avions pas le droit de rejoindre le Sud libre sans une autorisation, que ma mère n'avait pas obtenue. Nous avions enfilé plusieurs couches de vêtements sur nous pour garder tout de même quelque chose de cette vie qu'on laissait. J'ai aussi emporté mon poupon, offert par mon père.

Ma mère cherchait à cacher les quelques sous que nous avions. Elle a d'abord mis les billets dans les souliers de ses filles, mais ce n'était pas terrible. Et moi, 10 ans, j'ai eu l'idée de glisser cet argent à l'intérieur du jouet.

La première mission

Votre famille est réunie à Perpignan depuis environ deux ans, quand vous découvrez que votre père est résistant. Que s'est-il passé le 1er septembre 1942 ? 

En rentrant du collège ce jour-là, je trouve mon père étendu par terre, sur le sol de notre cuisine. Il avait fait un malaise tant ses abcès étaient douloureux. Lorsqu'il est revenu à lui, il m'a révélé être dans la résistance. Je n'avais jamais entendu ce mot-là, "résistance". Puisque mon père travaillait dans une boutique de vêtements, je croyais qu'il s'agissait du nom d'un nouveau magasin !

Alors, il m'a expliqué ce que c'était, ce qu'il ne fallait pas faire, et pourquoi il s'était engagé parmi les premiers, dès 1940, sous les ordres de Winston Churchill. Il m'a confié avoir besoin de moi - j'étais contente -, pour apporter son message à quelqu'un à sa place, car il était trop fatigué.

Voilà ma mission : je devais emprunter un petit tunnel, très étroit, sombre, long, mais qui ne m’effrayait pas, puisque j’y passais pour aller à l’école. "Là, tu rencontreras un homme avec un chapeau sur la tête. Quand il te croisera, il fredonnera Auprès de ma blonde. Mon père a sifflé trois fois ce célèbre refrain [de Hal Collomb, ndlr], et comme je jouais du piano - il m’avait appris la musique, comme il m’avait absolument tout appris -, j’ai rapidement mémorisé l’air.

J'ai douze ans, mais n'ai pas peur, ou seulement de mal faire.

J'ai douze ans, mais je n'ai pas peur, ou seulement de mal faire. Dans ce tunnel, je ne vois d’abord personne, puis quelqu’un me bouscule en passant. J'ai pensé : "Qui est ce mal élevé ?", puis j'ai entendu Auprès de ma blonde. J'ai réalisé tout à coup que c'était mon gars. Je suis revenue sur mes pas. Et je lui ai passé l’enveloppe. Il l’a glissée dans sa poche. Puis il est parti.

Je suis rentrée à la maison, fière d’annoncer à mon père que j'avais réussi. Je savais qu'il s'agissait d'une information importante à transmettre aux autres membres de son réseau, même s'il ne m'a jamais révélé le contenu de cette enveloppe. Je lui ai dit que je voulais continuer. Il n’était pas rassuré, me rappelait les risques, mais je n’en ai pas démordu : "Je veux t'aider". Ce que j'ai fait, jusqu’à la fin de la guerre.

Collégienne et agente de liaison

Après cette première mission, quelles furent vos suivantes au sein du réseau de résistance de votre père ?

Nous avons ensuite changé de tactique. Les échanges ne se faisaient plus dans ce tunnel noir et glauque. Mon père avait trouvé une autre idée : mon atlas. [Josette le prend dans ses mains avec émotion, me le montre fièrement, jurant qu'elle n'aurait pas loupé sa petite-sœur si elle le lui avait abîmé, ndlr]. Je l'ai toujours près de moi. Mon père avait fabriqué un faux fond, dans lequel je cachais les messages à faire passer.

Derrière mon collège, il y avait un jardin public, situé aussi en face de la gare. Ma mission avant d'aller en classe consistait à m'asseoir sur un banc duquel je pouvais voir la gare, mes livres et cahiers posés à côté de moi. "Ta tête ne doit pas bouger. Il n'y a que les yeux qui bougent", m'avait averti mon père. Une personne arrivait alors d'un train de Montpellier ou de Toulouse, s'asseyait sur ce même banc, faisait semblant de lire un journal, puis me glissait le mot de passe - une anecdote qui devait parler de train -. Je déposais alors l'atlas sur mon tas de fournitures. Discrètement, le résistant prenait le document dans l'atlas et en mettait un autre. Un échange d'informations auquel j'ai participé jusqu'à la Libération. J'ai même transmis un message à Jean Moulin, sans savoir que c'était lui.

Josette Torrent

Avec mon père, nous menions aussi des missions d'exfiltration vers l'Espagne, par les montagnes, de jeunes Français qui ne voulaient pas partir au STO [le Service du travail obligatoire, imposé par les nazis à Vichy, et pour lequel des centaines de milliers de travailleurs français ont été réquisitionnés, contre leur volonté, afin de participer à l'effort de guerre pour et en Allemagne, ndlr].

Mon père faisait croire à ma mère et ma sœur qu’on allait "faire un tour à la campagne". Il y a quelques années, l'un de ces jeunes que nous avions fait passer m'a téléphoné. Dans l'appareil, on a pleuré tous les deux. Il s'était mis à me rechercher car une élève d'un établissement scolaire dans lequel il avait témoigné lui a demandé ce qu'était devenue "la petite fille" de son histoire.

C'est une autre date marquante de votre histoire : le 2 mars 1944, l'arrestation de votre père. Quel était votre rôle alors ?

Mon père m'avait donné des consignes claires "au cas où" il lui arriverait quelque chose. Je devais me rendre à la maison d'un de ses copains résistants avec ma bicyclette dégonflée, sonner, puis dire : "Pardon, avez-vous une pompe à vélo ? Papa n'est pas là pour m'arranger la bicyclette". Un code pour informer son réseau qu’il avait été arrêté. Cette personne a pu avertir les autres membres de leur groupe à temps, aucun autre que mon père ne fut interpellé.

Ce secret nous appartenait, à mon père et à moi. Notre complicité s’est renforcée autour de lui.

L'autre consigne était de brûler tous ses dossiers, que j'avais caché dans les roseaux de notre terrasse. J'ai tout brûlé, sauf l'atlas. J’ai senti que je n’y arriverai pas. C'était pour moi impossible : ce livre représente mon lien profond avec mon père.

Ma mère est arrivée au moment où je mettais le feu à toutes les preuves de deux années de résistance. Je lui ai dit que je suivais seulement les ordres de papa, lui annonçant en même temps qu'il avait été arrêté, et que je savais qu'elle était dans la résistance [dans un autre réseau que le père, ndlr]. Elle est tombée des nues, s’est agacée que mon père me dise tout. C’est là que je lui ai révélé que j’étais, moi aussi, dans la résistance. Elle fut encore plus surprise, folle de rage.

Ce secret nous appartenait, à mon père et à moi. Notre complicité s’est renforcée autour de lui. Nous étions pareils, le même moral d’acier.

Au nom du père

Quels sont vos souvenirs des mois qui suivirent l'arrestation de votre père ?

C’était affreux. On ne savait rien de ce qu’il était devenu, sinon que de la Gestapo, il avait été interné à la citadelle de Perpignan. Des années après, j’ai su qu’il avait été torturé chaque jour jusqu'à sa mort, mais qu’il n’avait jamais parlé. Ça ne m'étonne pas, c'est bien mon père ça.

Un jour, ma mère, ma petite-sœur et moi avons lu dans le journal qu'il avait été envoyé en Allemagne. Nous avons alors cru qu'il était prisonnier de guerre, car on ne savait pas encore qu'il y avait des déportés.

En 1945, après la Libération, les prisonniers de guerre commençaient à revenir. Tous les jours, j'allais à la gare avec un portrait de mon père, interpellant les gens pour savoir s'il connaissait cet homme sur la photo. Jusqu’au mois de mai, où un ancien déporté m’a dit qu'il l'avait connu au camp de concentration de Flossenbürg, et qu'il était mort là-bas, le 17 novembre 1944. Je suis restée tétanisée. Raide, sans parler, sans pleurer. "Papa n’est pas mort." Voilà la première phrase que j'ai prononcée après des heures dans cet état de choc. Cette annonce m'a traumatisée à mort. J’ai longtemps vécu avec son fantôme. Des décennies plus tard, je le voyais partout, je me racontais encore des histoires, me rassurais en me répétant qu’il était devenu amnésique et devait vivre quelque part.

Quand avez-vous réellement fait votre deuil ? Quel événement vous a sortie de ce déni ?

Je crois que je ne ferais jamais véritablement le deuil de mon père. Vous savez, quand vous n’avez pas de corps, pas de sépulture où vous recueillir, où déposer une fleur ou simplement dire "Je suis là"… Vous ne pouvez pas faire votre deuil.

Mais c'est ça qui m'a sortie du déni. [Josette tend une photocopie d'une page de L'Indépendant, ndlr.] Un jour de 1993, j'ouvre le journal, et j'apprends que la plaque de la rue Michel Torrent avait été remplacée. Sous le nom de mon père, la mention "Martyr de la résistance" avait disparu. Ça a provoqué un électrochoc en moi. J’ai énormément pleuré et j’ai compris que j’avais un devoir de mémoire à réaliser : celui de raconter pour lui.

Je réalise aujourd'hui que j’ai vécu toute ma vie comme si j’étais encore dans la résistance.

Cinquante ans plus tard, je témoignais pour la première fois. J’allais dans les lycées et collèges avec le concours départemental de la résistance et de la déportation, que je dirige désormais. Mais je ne parlais pas de moi aux élèves, uniquement de mon père. Il a fallu que ses camarades de résistance me poussent à le faire. J’étais comme leur fille à tous. J’ai toutes les décorations, mais je n’en ai demandé aucune : ce sont eux qui les ont réclamées pour moi.

Que gardez-vous de ces années de résistance ? Quels principes, quelles angoisses ?

Je suis toujours restée discrète, plus que discrète même, silencieuse, presque sauvage. Un réflexe qui ne m'a pas quittée depuis de ces années-là. J’ai été très traumatisée. Je passe encore des nuits sans dormir, quand tout me revient en mémoire, que je revois des images... Je réalise que j’ai vécu toute ma vie comme si j’étais encore dans la résistance.